Le peuple du 45e parallèle
Cette latitude, traversante et invisible, est le prétexte à une approche documentaire, destinée à la scène, qui se transforme en une approche imaginaire et poétique, une invention identitaire à partir d’un lien intime au parallèle nord.
Proposé au lendemain d’une résidence de médiation avec Le Champ de Foire (Saint-André-de-Cubzac), le projet s’installe volontairement sur un temps long avec deux phases de recherche et de création :
- La première phase, de 2018 à 2020, a consisté en un long d’immersion, de Lacanau à Coutras, le long du 45e parallèle, et de collectage, textes et photographies, auprès de près de 60 personnes.
- La seconde phase, engagée en 2020, est celle de l’écriture du texte et de l’adaptation à la scène. La crise sanitaire a bien entendu perturbé le processus tout en venant nourrir son propos et les questionnements soulevés dans la création.
Christophe Dabitch et Nicolas Lux ont régulièrement articulé dans leur travail (publications et expositions) le documentaire et l’imaginaire, le déplacement et la création (France et autres pays). Ils mènent aussi, dans différents cadres, des ateliers de photographie et d’écriture.
Un écrivain voyageur a accepté une commande artistique : il doit traverser un territoire français, le nord de la Gironde, en suivant la ligne du 45° Parallèle nord, enquêter sur le terrain et raconter cette France périphérique, semi-urbaine, rurale qui a semblé resurgir politiquement et médiatiquement avec le mouvement des Gilets jaunes.
Plus habitué aux exotismes lointains, cet écrivain voyageur est pétri de clichés sur ce qu’il voit, il incarne un certain mépris mais dès le début, il disparaît et laisse son assistante, Sophie, dans l’embarras. En cherchant une solution, elle part à la rencontre de personnages qu’il a rencontré et dont il a laissé traces dans des carnets.
De Lacanau à la « frontière » avec la Dordogne en passant par Saint-André-de-Cubzac, la traversée évoque des territoires en dehors des métropoles dont « on parle peu », sinon pour évoquer la difficulté de le définir, la paupérisation, le sentiment d’abandon, le déclassement social et géographique, l’autodénigrement, l’absence d’horizon, le vote élevé pour le Rassemblement national etc.
« Peuple du 45° », avec une mise à distance ironique mais aussi une volonté poétique, questionne ces représentations, ce qu’habiter un territoire signifie, et espère proposer un regard personnel à partir de ceux des habitants que les auteurs auront rencontrés.
Ce projet porte une vision universaliste forte et, au-delà de son territoire de création, parle avant tout des assignations que nous véhiculons et qui nous sont indiciblement imposées.
En point de départ il y a l’intention artistique du collectif Parallèle(s) d’interroger la notion de territoire et la perception que des habitants peuvent en avoir.
Brouiller les pistes pour ne pas tomber dans le stéréotype, l’image préconçue qui rassemble ou oppose selon de quel côté chacun regarde.
Au fond, ça veut dire quoi se sentir de quelque part ?
Dans l’aventure de cette création, il y a l’ambition de ne pas répondre frontalement à cette question si ce n’est d’amener le spectateur à questionner sa position, son point de vue. Ne pas céder au canon du folklore pour exiger à l’un qu’il pense ceci, à l’autre qu’il soit comme cela.
Derrière cette quête étrange d’un peuple mystérieux, de chercher à savoir s’il existe ou pas, n’y a-t-il simplement pas le besoin de créer une case, une étiquette manquante ? Faire croire que ce peuple peut exister c’est s’autoriser à penser qu’il existe un magnétisme qui regroupe des individus au-delà de leurs seules assignations.
La grande interrogation de ce projet hybride est de passer d’une étude de territoire au plateau sans chercher à transposer, à raconter des personnages dans une fresque documentaire.
Imprégner de théâtre sans être metteur en scène, ayant cherché ce que l’image peut révéler au-delà de ce qu’elle montre, le projet a vite montré la nécessité de faire appel à un regard extérieur. Ma recherche se poursuivant sur l’adresse au public, et où le public est amené, c’est tout naturellement que je me suis approché d’Olivier Villanove qui a accepté de mettre à contribution son expérience, son regard.
Le projet s’est orienté vers une écriture pour 3 comédiens – 2 hommes / 1 femme. Le rôle prépondérant est celui de Sophie. Elle joue d’autres personnages. Les deux comédiens viennent jouer successivement les personnages rencontrés lors de la quête inachevée que Sophie va s’attacher de terminer.
Il y a ici une recherche importante de costumes et accessoires qui vont venir occuper l’espace, le remplir pour s’entasser. Les comédiens assument les changements à vue, allant jusqu’à prendre des pancartes indiquant leur nom, leur fonction, en empruntant au code de l’arte povera, pour se concentrer sur l’interprétation des personnages et ne pas les résoudre eux-mêmes à des stéréotypes. Ils seront neutres, ne changeant que quelques éléments donner vie aux personnages.
Ne cherchant pas une forme empruntée au spectaculaire, en sens que Guy Debord le défini, le souhait est de déshabiller le plateau pour aller vers une épure.
Le dispositif oblige un rapport de proximité avec le public dont la jauge ne peut pas aller au-delà de 100 personnes sans être dénaturée.
Il y a aussi l’envie de pouvoir porter cette création à la fois dans un lieu équipé ou en dehors, privilégiant un site dont l’usage initial n’est justement pas le théâtre (une salle des mariages, un restaurant, un chai…etc). C’est pourquoi la lumière ne vient pas jouer un rôle dominant, un comble pour un photographe.
La place de l’image, justement, est ailleurs. Elle se trouve être distribuée, trouvée, partagée afin de recomposer un personnage, son lieu de vie, son esprit. Comment la photographie vient alors suggérer et devenir l’objet d’invention du public et laisser place à son imagination.
En point final, nous nous créons nos propres assignations.
Ce travail pour la scène est le prolongement en Gironde d’un trajet à pieds sur le 45
Il s’agit cette fois d’une immersion documentaire longue, entre Lacanau et Coutras, basée sur des rencontres avec des habitants, toujours sur le 45
Cette écriture se situe pour moi dans la continuité de questions poursuivies ailleurs : l’identité et ses possibles assignations (ex-Yougoslavie, Syrie, Bretagne) ; la frontière (ex-Yougoslavie, Liban) ; le paysage proche et lointain (estuaire de la Gironde, Dordogne, métropole de Bordeaux) ; les mouvements de population et l’immigration ; la définition du territoire. Elle me déplace sur une découpe de terrain en Gironde et une géographie que je n’avais jamais abordés de cette façon. Elle me pousse à mêler une perception intime et un sentiment d’étrangeté afin de regarder à nouveau, en compagnie de celles et ceux que je rencontre, des lieux qui me sont proches.
Si je poursuis une appréhension documentaire faite d’immersion et de recueils de paroles souvent importante dans mon travail d’écriture, que ce soit en prose ou en scénarios de bandes dessinées, cette écriture est déterminée par sa destination scénique qui est pour moi une nouvelle orientation. Là où les voix d’un livre demeurent en règle générale intérieures et singulières pour chaque lecteur, j’expérimente ici un travail passionnant sur la voix incarnée physiquement, la présence des corps sur scène, une narration dont l’écoute est immédiate et unique, la relation au spectateur et de nombreuses autres questions que j’aborde avec l’équipe de ce projet dont la dimension collective s’avère essentielle. J’espère y trouver, tout autant que la mienne, les voix des personnes que j’ai rencontrées en m’éloignant de stéréotypes qui sont particulièrement écrasants durant certaines périodes de l’histoire, dont la nôtre.